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30  janvier 2008- SENAT - Compte rendu analytique officiel du 30 janvier 2008

 

RETENTION DE SURETE

 

Discours de Robert Badinter :

"L'homme dangereux va remplacer l'homme coupable devant notre justice."

 

M. Robert Badinter.  - Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je tiens tout d'abord à exprimer à M. le rapporteur, et à tous ses collaborateurs, mes remerciements, et sans doute aussi, j'en suis persuadé, ceux de tous les membres de la commission des lois, ainsi que mes félicitations. En d'autres temps difficiles, j'aurais demandé la publication du rapport par acclamation, en l'assortissant toutefois d'une restriction quant à sa conclusion.

Monsieur le rapporteur, vous avez, avec raison, recentré la création d'une rétention de sûreté au cœur de la crise pénitentiaire majeure que connaît notre pays. Sans doute eût-il mieux valu débattre de la loi pénitentiaire avant de s'interroger sur le cas particulier de criminels extrêmement dangereux. J'évoquerai dans un instant l'approche qui aurait, me semble-t-il, été la meilleure.

Je ne dirai rien de la déclaration d'irresponsabilité pénale, sur laquelle nous reviendrons au cours de la discussion, afin de me concentrer sur la création d'une rétention de sûreté.

Permettez-moi tout d'abord de constater, sans esprit polémique, que l'annonce de la création d'une rétention de sûreté n'a pas été accueillie avec enthousiasme par celles et ceux qui seront appelés à la mettre en œuvre. C'est même tout le contraire ! Il est rare en effet que de telles mesures suscitent autant d'objections et de tous les côtés, qu'il s'agisse des associations de magistrats, des associations d'avocats - la Confédération nationale des avocats ou le Conseil national des barreaux - des associations de psychiatres - j'ai reçu de l'association des psychiatres hospitaliers experts judiciaires des lettres qui témoignent de leur inquiétude, souvent, de leur protestation, parfois - enfin, bien qu'il soit passé de mode de les prendre en considération, des organisations de défense des droits de l'homme, au premier rang desquelles la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Toutes ces associations et organisations ont émis les plus fermes réserves sur ce projet de loi.

Comme je l'ai indiqué dans mon introduction, il eût mieux valu commencer par le projet de loi pénitentiaire, que nous attendons avec impatience. Si nous étions dans une démocratie tranquille - la nôtre est souvent agitée -, nous n'aurions pas procédé comme nous l'avons fait, après l'affaire Evrard.

Le crime odieux de Francis Evrard a mobilisé, à juste titre, la sensibilité de l'opinion publique. Pour autant, il s'agit d'une affaire unique.

Un criminel a été condamné pour acte grave de pédophilie à une peine de vingt-cinq ans de détention ; il en purge dix-sept. À sa sortie de prison, il récidive. Je me suis demandé combien de cas similaires on recensait depuis trente ans, et j'ai choisi cette durée à dessein. J'ai interrogé, entre autres, les chroniqueurs spécialistes de ces faits divers terribles. Selon les informations que j'ai obtenues, mais je ne demande qu'à avoir la preuve du contraire, l'affaire est unique.

Or, quand se produit une affaire de cette nature, encore une fois une affaire unique, le devoir du Parlement est de s'en saisir. Mais il ne s'agit pas de statuer sur les faits nouveaux qui sont soumis à la justice et qui, en l'occurrence, j'en suis persuadé, aboutiront à un très long éloignement de la société, sans doute à une condamnation à perpétuité. Non, nous n'avons pas le droit d'empiéter sur le terrain judiciaire, et tel n'est d'ailleurs pas l'objet de mon propos.

Il s'agit bien plutôt pour moi de m'intéresser à ce qui s'est passé jusqu'au moment où Evrard commet son dernier crime. Une commission d'enquête parlementaire, comme dans l'affaire Outreau, aurait dû s'interroger et surtout interroger tous ceux qui ont eu la responsabilité de s'occuper d'Evrard depuis ses premiers crimes : pourquoi n'a-t-il pas été pris en charge eu égard à ce que l'on appelle son « état dangereux » ? Pourquoi, alors qu'il était incarcéré dans la prison de Caen, a-t-il dû attendre treize ou quinze mois avant de pouvoir consulter un psychiatre qui lui prescrive un traitement ? Si ce que vous avez indiqué tout à l'heure est exact, monsieur le rapporteur, et je n'ai pas de raison de ne pas vous croire, c'est en effet le délai constaté à Caen pour obtenir un entretien individuel avec un médecin.

En d'autres termes, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, de ce cas unique il convenait de tirer les enseignements, et de le faire publiquement. Les commissions parlementaires dont les débats et les auditions sont télévisés sont d'une incontestable pédagogie démocratique, car elles permettent au public de savoir et au législateur de prévoir. C'est en ce sens que je parlais à l'instant d'une démocratie tranquille, apaisée.

Ce texte, qui porte l'empreinte de la grande habileté de la direction des services judiciaires et de la direction des affaires criminelles et des grâces, que je connais bien, a suscité des réserves à de nombreux égards.

Dans la version qui a été soumise au Conseil d'État, il méconnaissait la Convention européenne des droits de l'homme, dans son article 5, et le principe de non-rétroactivité.

La démarche, inspirée de la pratique allemande, qui consiste à prononcer une condamnation assortie du principe d'une expertise ultérieure pouvant entraîner la mise en œuvre de la mesure de rétention de sûreté, répond aux exigences de la Convention européenne.

En revanche, sur la question, ici majeure, de la rétroactivité, ou plutôt de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, sans analyser dans le détail une jurisprudence sur laquelle reviendra M. Yung en présentant la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, les choses sont pour moi d'une extrême clarté.

En effet, un détenu qui aujourd'hui exécute sa peine a été condamné à une époque où la rétention de sûreté n'existait pas, par une cour qui ne pouvait pas la prononcer. C'est au cours de sa détention qu'on lui annonce qu'à l'issue de sa peine, en vertu d'une disposition qui, je le répète, n'existait pas au moment de sa condamnation, il pourra être placé pour une durée peut-être perpétuelle dans un établissement fermé, gardé par des personnels pénitentiaires et dont il ne peut sortir que sous escorte. Ce condamné connaîtra alors, croyez-moi, une aggravation considérable de sa situation pénale.

Je considère qu'appliquer cette disposition à un condamné qui exécute une peine prononcée avant la création de la rétention de sûreté constitue une atteinte au principe fondamental de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère.

Les amateurs d'histoire savent que Mirabeau, lors de la discussion de la Grande Déclaration, témoignant une fois encore de sa sublime éloquence, s'exclama : « Là où la loi pénale est rétroactive, la liberté ne peut être : son ombre même ne subsiste pas. »

C'est ainsi ! Mais, au-delà des efforts de qualification, il reviendra en définitive au Conseil constitutionnel de se prononcer.

Je tiens en cet instant à souligner que la rétention de sûreté altère les principes fondamentaux sur lesquels repose notre justice.

En effet, mes chers collègues, depuis la Révolution, dans notre société, seule la justice a le pouvoir d'emprisonner un homme à raison d'une infraction commise ou, à titre exceptionnel, à raison d'une infraction dont il est fortement soupçonné d'être l'auteur.

Même la relégation de jadis, instituée en 1885, et qui a été supprimée en 1970, était une peine complémentaire prononcée par une cour d'assises.

Pas de prison, pas de détention, sans infraction : ce principe est le fondement de notre justice criminelle depuis deux siècles.

Pourquoi est-il essentiel ? Il ne suffit pas de rappeler les principes en disant qu'il en est ainsi. Il faut voir ce qu'ils recèlent, pour nous, de fondamental. Ce principe est essentiel parce que, depuis les Lumières, depuis la Révolution, nous considérons - et c'est le fondement de la démocratie - que l'être humain est doué de raison. S'il viole la loi, expression de la volonté générale, c'est bien parce qu'il est doué de raison qu'il doit répondre de son acte devant ses juges.

La justice, dans une démocratie, repose ainsi sur une certaine idée, propre à la démocratie, de la liberté humaine et de son corollaire, la responsabilité de celui qui viole la loi.

Or, avec la rétention de sûreté, au-delà de toutes les précautions de procédure et de tous les efforts de terminologie, nous franchissons la ligne qui sépare cette justice de liberté fondée sur la responsabilité de l'auteur de l'infraction, d'une autre justice fondée sur la dangerosité appréciée par des experts - le plus souvent des psychiatres - d'un auteur virtuel d'infractions éventuelles.

C'est bien là, en effet, un changement profond de notre justice : vous me permettrez de douter qu'il s'agisse d'un progrès.

Que nous propose-t-on sous l'étiquette de « rétention de sûreté », sous l'étiquette de « placement dans un centre socio-médico-judiciaire fermé » ? On nous propose le placement, pour une durée d'un an reconductible de façon indéfinie, d'êtres humains, de femmes et d'hommes, non pour ce qu'ils auront fait mais pour ce qu'ils sont présumés être : des individus dangereux. Nous quittons le domaine assuré des faits et des règles de preuve pour nous aventurer dans une autre direction. D'autres sociétés l'ont suivie, et nous savons quelles elles sont ; ce n'est pas le cas aujourd'hui, mais il n'est pas indifférent de le rappeler.

Ces individus, ces hommes et ces femmes, ne seront plus emprisonnés comme des condamnés après un procès public. Ils seront détenus - ou retenus, mais le mot ne change rien - comme des criminels virtuels, par décision d'instances composées de magistrats qui, je l'ai rappelé, se prononceront à partir d'expertises psychiatriques ou d'examens de dangerosité criminologique, avec tous les aléas que cela comporte, et qui seront amenés à rendre uniquement un verdict de dangerosité criminologique.

Je plains les magistrats qui auront à assumer cette tâche, car ils sauront que, face au risque évoqué par les experts - je tiens tout de même à rappeler qu'en matière de viol le taux de récidive constaté est de 1 %, mais peu importe -, si par malheur une récidive survient, la responsabilité, aux yeux de l'opinion publique, pèsera entièrement sur ceux qui, en l'espèce, auront refusé la rétention.

Si, en revanche, ils prononcent la rétention, que pourront-ils invoquer ? L'expertise psychiatrique ? Si tel est le cas, je me dois de mettre en garde : quand la justice de sûreté remplace la justice de liberté, elle est vouée à devenir une justice psychiatrisée. Dès lors sera ouverte une voie dans laquelle, pour ma part, je ne pourrai m'engager.

La rétention de sûreté, parce qu'elle quitte le terrain assuré des faits pour le diagnostic aléatoire de la dangerosité criminologique, ne peut que méconnaître les principes dans lesquels s'enracine une justice de liberté.

En réalité, au nom d'un principe de précaution élargi à la justice criminelle, une décision de justice maintiendra en détention, dût-on qualifier celle-ci de « thérapeutique », des êtres humains auxquels aucune infraction n'est imputée, simplement de crainte qu'ils n'en commettent une nouvelle.

Depuis la Révolution, on enseigne que mieux vaut un coupable en liberté qu'un innocent en prison (Murmures sur les bancs de l'UMP) ; je l'ai enseigné moi-même. Les temps vont changer.

M. Pierre Fauchon et M. Alain Gournac.  - Parlez des victimes !

M. Robert Badinter.  - Pour prévenir un crime virtuel, la nouvelle justice de sûreté va détenir des hommes qui n'auront rien fait, au nom de leur dangerosité présumée. Si, sur trente retenus, vingt-neuf ne correspondent pas au diagnostic, pourquoi les retenir pendant des années au nom d'une décision de justice ?

L'homme dangereux va remplacer l'homme coupable devant notre justice. Que devient, dans ce système nouveau, le principe premier de toute justice, celui de la présomption d'innocence ? (Applaudissements à gauche)