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INSTITUT DES DROITS DE L'HOMME DES AVOCATS EUROPEENS |
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Premio Internacional de Derechos Humanos Ludovic Trarieux 2006
Internationalen Ludovic-Trarieux-Menschenrechtspreis
2006
Prêmio Internacional de Direitos Humanos Ludovic Trarieux 2006
Premio Internazionale per i Diritti Umani Ludovic Trarieux 2006
Ludovic Trarieux Internationale Mensenrechtenprijs
2006
"L'hommage des avocats à un avocat"
A été remis à Parvez IMROZ
par M. Dean Spielmann, juge à la Cour Européenne des Droits de
l'Homme de Strasbourg
Ecole Nationale de la
Magistrature – 13 octobre 2006 : M. Dean Spielmann, juge à
la Cour Européenne des Droits de l'Homme de Strasbourg remet le Prix
"Ludovic-Trarieux" 2006 à la femme de Parvez Imroz venue spécialement du Cachemire pour accepter
la récompense au nom de son mari empêché de sortir du territoire par les
autorités indiennes (Photo Jean-René Tancrède- ADS).
Vingt-deux années d'existence. Onzième édition.
Quatorzième lauréat…
Vingt-deux années
d'existence. Onzième édition. Quatorzième lauréat…Le prix international des
Droits de l'Homme Ludovic Trarieux fondé en 1984 par
le Bâtonnier Favreau a été remis à Bordeaux, dans le grand amphithéâtre de
l'Ecole Nationale de la Magistrature, le vendredi 13 octobre dernier.
Une cérémonie sobre et émouvante, sans doute
réservée à une élite d'invités, mais venus de toute l'Europe.
Monsieur Parvez Imroz,
le quatorzième lauréat, n'ayant pas été autorisé à quitter le territoire indien
par les autorités, c'est sa femme, Rukhsana, et son neveu, Monsieur Khurram
Parvez, qui sont venus accepter le prix en son nom.
C'est en leur présence silencieuse
et émue, qu'ont été adressés par delà les frontières, les hommages au lauréat
absent par les présidents des Instituts
qui décernent chaque année le Prix : l’Institut des Droits de l’Homme du
Barreau de Bordeaux et l’Institut de Formation en Droits de l’Homme du Barreau de Paris
conjointement avec l’Institut des Droits de l’Homme des Avocats Européens, dont
sont membres statutaires de grands barreaux européens au nombre desquels
l’Ordre français des Avocats du barreau de Bruxelles et le Conseil National des
barreaux de Pologne, la Rechtsanwaltskammer de Berlin
et l'Unione Forense per la Tutela dei Diritti dell'Uomo (Rome).
Hommage à celui qui "combat en première
ligne" pour le Président Mario Lana, Président de l'Institut National des Droits
de l'Homme du Barreau Italien de Rome qui a tenu à s'incliner devant le courage
du lauréat.
Hommage du Barreau de Bruxelles à un " héros
" pour le Bâtonnier Robert de Baerdemaeker venu
spécialement de Bruxelles pour s'associer au nom du grand barreau francophone à
cette célébration.
Hommage aussi à celui qui "combat en
solitaire au péril de sa sécurité" pour le Président du Conseil National
des Barreaux de Pologne, Monsieur Wojtiek Hermelinski.
En ouvrant la séance, le Bâtonnier Manuel Ducasse du
Barreau de Bordeaux avait brièvement rappelé l'histoire de ce prix, rendu
hommage à son fondateur, et tenu à rappeler que le Barreau de Bordeaux l'avait
toujours soutenu dans cette entreprise, tandis que Christophe Pettiti, parlant au
nom de l’Institut de Formation en Droits de l’Homme du Barreau de Paris avait
rappelé que son père, le Bâtonnier Louis Edmond Pettiti,
membre du Jury du premier Prix en 1985, avait lui-même remis ce Prix dans la
même salle en octobre 1998 peu de temps avec sa disparition.
C'est enfin le Juge Dean Spielmann, juge luxembourgeois à la Cour Européenne
des Droits de l'Homme de Strasbourg, lui-même avocat avant que d'être juge, qui
après quelques paroles brèves et émouvantes prononcées en anglais, a remis le
prix à Madame Imroz.
Le samedi précédent la cérémonie, Parvez Imroz avait enregistré dans sa demeure de Srinagar
au Cachemire une déclaration de remerciements à l'intention des membres du jury
du prix qui a été projetée dans un silence religieux avant d'être applaudi debout
par toute l'assistance.
Nous reproduisons ci-après, l'hommage à l'absent,
prononcé par le Bâtonnier Bertrand Favreau juste avant la remise du prix par Monsieur
le Juge Dean Spielmann.
Extraits du Discours prononcé
par le Bâtonnier Bertrand Favreau
[…] Si je
ne m'adresse pas directement à vous, Madame, en ces instants, c'est que je veux
consacrer cet hommage à l'absent;
Car, s'il y
avait un doute sur le respect des droits de l'homme en Inde, le voici donc bien
levé.
S'il
fallait une preuve à ce que nous redoutions, désormais nous la possédons.
Il n'est
pas là. Il n'est pas venu parce qu'il ne l'a pas pu. Parvez
Imroz est absent. Il a été empêché. C'est une insoutenable absence qui nous
réunit ici.
Pourtant il
n'est pas détenu. Il n'est sous le coup d'aucune procédure judiciaire, il ne
fait pas l'objet de poursuites pouvant justifier une interdiction de se
déplacer. Il n'est pas davantage empêché par l'effet d'une loi interne dont
nous pourrions alors, ici, contester la force au regard de la loi
internationale ou du droit naturel et dont nous pourrions demander l'abrogation
au nom de la conscience universelle.
Parvez Imroz ne viendra pas. Il n'a pas été
autorisé à quitter le Cachemire. Il n'est pas là parce que tel est le bon
vouloir d'autorités dont je n'ai pas à rechercher l'identité exacte. Ce
passeport qu'il a demandé avec insistance aux autorités indiennes pour venir
accepter ce prix ici en France ne lui a même pas été refusé. Parvez Imroz a été méprisé, nié dans son être. Poussant
loin l'art du cynisme face au droit de l'homme, l'Inde, c'est à dire "la
plus grande démocratie du monde", a choisi de refuser le simple droit de
paraître à celui qui a voué sa vie à la défense des disparus.
Rien n'y a
fait. Ni des appels presque continuels depuis deux mois, ni les lettres
d'Amnesty, de l'Organisation Mondiale contre la torture ou de la FIDH, ni la
lettre au premier ministre de l'Inde du Président du Conseil National des
Barreaux de France, portée personnellement un vendredi après midi de septembre,
à l'Ambassadeur à Paris, ni les manifestations organisées devant les
ambassades. Y avait-il d'ailleurs quelque chose à faire ? On peut encore lutter
contre l'apparence du droit, le simulacre du droit. On ne le peut contre le non
droit. Et son absence rend plus présente encore les ombres menaçantes contre
lesquelles il doit lutter tous les jours, là bas, à Srinagar, au Cachemire, où
l'Etat de droit n'existe pas.
Tout le
monde s'accorde à le penser, cependant : la terre du Cachemire est bien un
paradis. Une vallée de rêve enserrée par des montagnes….On la surnomme la
"Suisse de l'Asie". C'est pour goûter au charme et à la fraîcheur du
lieu, entre Jelhum et Chenab, deux affluents
nourriciers du mythique Indus, dit-on, qu'Akbar, le
premier, y est venu à dos d'éléphant, au XVIe siècle, pour y établir l'empire
moghol. Le premier voyageur français a l'avoir visité, François Bernier, en
1665, affirmait : "Le royaume dépasse en beauté tout ce que j'avais
anticipé". Et de Srinagar, n'avait-t-on pas dit que c'était la "
Venise de l'Asie"?
Aujourd'hui
Srinagar est encore la capitale d'été du Jammu-et- Cachemire enserrée dans son
décor gigantesque de sommets dont aucun n'a moins de quatre mille mètres,
dominés par le toit du monde himalayen que l'on peut apercevoir en ligne de
fond. Mais le Cachemire n'est plus désormais que la vallée de l'épouvante,
écartelé entre l'Inde, le Pakistan, mais aussi la Chine, avec des frontières
qui ne sont acceptées par personne. Un conflit sanglant déchire le paradis
terrestre. Srinagar, l'assiégée, est constellée de bunkers en sacs de sable on
point que ses habitants l'appelle par dérision amère " Sandbag
City ".
Enfant de
la première vague de décolonisation, cette terre du bonheur, il est vrai, n’a
connu aucun répit. Avant la partition de l’Inde en 1947, son histoire est une
scansion de guerres et d'occupations. Il devait connaître pire. Après le règne
des Moghols du XVIe au XVIIIe siècle et l'occupation britannique, le Cachemire
fut littéralement vendu en 1846 pour la somme de 7,5 millions de roupies par
les autorités coloniales à un chef de guerre hindou, Gulab
Singh, qui a soumis le territoire et sa population, majoritairement musulmane,
ainsi livrée, à un joug particulièrement brutal.
Et puis, il y eut 1947 et le temps de la partition. Les Cachemiris, eux,
étaient alors les seuls, ou presque, en Inde à avoir démontré une harmonie
civique et religieuse exemplaire pour avoir su préserver les minorités
religieuses, au plus fort de l'époque où les hindous et les musulmans avaient
choisis de se massacrer les uns les autres. Dans la vallée, les 90 % et plus de
musulmans vivent en bonne intelligence avec les bouddhistes. C'est en citant
cet exemple venu de la "couronne de l'Inde" que Gandhi disait alors :
" Je vois une lueur d'espérance
venir du Cachemire ! ".
Pourtant, parce qu'ils sont musulmans, les Cachemiris ne sont pas
responsables de la partition de l'Inde mais sans doute sont-ils vécus ailleurs
comme tels en raison de leur identité de religion ? Aujourd'hui les civils
maltraités en sont venus à croire qu'ils étaient punis pour n'avoir pas
condamné la théorie de la division en deux nations au temps de la partition.
Pour n'avoir pas su choisir la logique de la division et de l'affrontement
entre les hommes en 1947? Sauraient-ils en être tenus pour responsables ?
En ce temps
là, bien que brutal dans ses méthodes, le maharajah du Cachemire, Hari Singh,
l'était moins dans ses décisions. Peut être est- ce lui - aboulie ou calcul
politique ? - qui a précipité le grand désastre. Comme dans tous les États
princiers, le maître du Cachemire avait à choisir entre l’appartenance à
l’Union indienne ou le rattachement au Pakistan musulman, mais il ne prit pas
position. Loin de préserver son pouvoir, son irrésolution fit de son pays un
champ de bataille pour plus de la moitié d'un siècle et le début – du moins
l'espère-t-on - du suivant. Elle engendra successivement, soulèvement, appel au
secours de l'armée indienne puis inévitablement et reconventionnellement de
celle du Pakistan. Incursions, dévastations, occupations. Ici, les deux pays
allaient – on le sait - livrer trois guerres meurtrières pour une terre qui
appartient à d'autres, en 1947-48, en 1965 et en 1971. Une guerre qui
aujourd'hui encore refuse de dire son nom et qui n'en finit pas.
Comme si la
curée était proche, en 1962, c'est la Chine qui vient, à son tour, exiger son
tribut de terres et d'hommes, occupant la partie du Ladakh qui prolonge le
plateau tibétain. En nous en sommes là, à cette heure, trois puissances
devenues nucléaires – puisqu'elles font partie des huit puissances atomiques du
monde - se disputent ce paradis terrestre, là-bas, pour le contrôle de la
région, au pied des plus hauts sommets de la planète.
Certes,
dira-ton, depuis 1972, les affrontements directs n'ont-ils pas cessés ? L'Inde
et le Pakistan ne se sont-elles pas entendues sur une ligne de cessez-le-feu au
Cachemire? Mais pour les civils, les Cachemiris, eux, qu'est ce que cela
signifie cette ligne que l'on appelle " de contrôle" ? Cela dit, cela
crie qu'en un quart de siècle, depuis 1947, rien n'a bougé puisque son tracé
correspond presque exactement à la ligne de cessez-le-feu établie à la fin du
premier conflit indo-pakistanais de 1947. Et cette ligne de démarcation issue
de la première moitié d'un siècle, le XXème – qui érigea plus de murs que de
ponts entre les hommes, existe toujours aujourd'hui. Or, de cette ligne de la
honte – contrairement à d'autres - l'opinion mondiale ne parle pas ou a peu
parlé.
Pourtant,
elle s'étire sur 700 km à travers forêts, montagnes et glaciers, coupant
parfois en deux certains villages. Elle divise le Cachemire — entre le prétendu
"Cachemire libre" sous occupation pakistanaise et l'État indien de
Jammu-et-Cachemire, sous contrôle indien. Elle est et demeure une ligne de
front entre les armées indiennes et pakistanaises, dont les postes s'observent
parfois à quelques dizaines de mètres les uns des autres. Des familles entières
brisées ne peuvent la franchir, sinon depuis 2005, en encore exclusivement avec
le fameux bus "trans- Cachemire". Un an
d'attente pour un premier ticket. Un départ tous les quinze jours.
Depuis tout ce temps, ce ne sont que bruits de bottes au cœur même
Srinagar, refus des droits civils aux habitants du Cachemire et remise en
question chaque jour davantage de l'autonomie octroyée en 1952. Ne comprend-on
pas mieux alors qu'en 1989, des milliers de Cachemiris aient choisi de
descendre dans les rues, pour y crier : "Assez ! Assez !" Un "Assez !" qui se scandait en
Cachemiri, "Azadi", ce mot qui signifie
:"Liberté !". Depuis la nuit est retombé sur eux.
La mort
rôde. Un quatrième conflit, qui aurait été de nature nucléaire cette fois-ci, a
été évité de justesse en 1998. Selon le Pentagone, une guerre nucléaire entre
l'Inde et le Pakistan ferait, dans sa première phase, au moins 12 millions de
morts et plus de 7 millions de blessés dans la région.
Là,
pourtant, vivent des femmes et des hommes. Des femmes et des hommes : Vous,
Madame, Vous Monsieur. Au Cachemire, vit Parvez
Imroz.
Là, pourtant, les habitants aspirent à la quiétude derrière leurs volets
sculptés dans le bois de santal, qui embaume leurs nuits, sous le paisible
ombrage des érables séculaires des jardins moghols, ou au milieu des fleurs de
lotus qui tapissent les eaux du Lac Dal, qui servent de miroir aux sommets
inaccessibles qui viennent se refléter dans ses eaux.
Pour eux, tout est plus difficile et périlleux qu'ailleurs. Un habitant
du Cachemire doit en permanence prouver, et chaque jour davantage, son
attachement au gouvernement central de l'Inde s'il ne veut pas être inquiété ou
interpellé à quelque titre que ce soit.
Dégoûtés des maîtres indiens, qui professent à une opinion mondiale si
complaisante à les croire, qu'officiellement tout va bien, la majorité des
citoyens ne veut pas davantage des extrémistes pakistanais, contraires à sa
tradition de tolérance venue du soufisme,
On renvoie dos à dos l'Inde et le Pakistan, dont l'islamisme rigoureux
est contraire à leur raison d'être. On est las du terrorisme permanent des
extrémistes souvent venus d'ailleurs.
Car de part
et d'autre de la "ligne", les violences ne sont le monopole de
personne. Et ainsi qu'un récent rapport de l'ONU – il est de 2006 - le prouve
il n'y a pas davantage de respect des droits de l'homme dans le Cachemire
occupé par le Pakistan, - le prétendu "Cachemire libre" – où la
population est harcelée et privée des droits le plus élémentaires proclamés par
la Charte universelle des droits de l'homme et les instruments internationaux.
Où les
politiques répressives menées par les services secrets du Pakistan ne sont
supervisées par aucune juridiction, ouvrant la voie à tous les abus,
Où les
militants pour l'indépendance de ces régions sont régulièrement harcelés,
intimidés et torturés par les services secrets pakistanais et par les groupes
islamistes qui promeuvent en toute impunité l'extrémisme et la haine.
Oui, bien
sûr, j'entends ici, l'écho d'un discours différend. Ce discours distancié que
nous connaissons bien Que l'on ne dise pas que cela est lointain, inextricable,
et que la liberté des autres ne nous concerne pas. Cela peut sembler, il est
vrai, loin de nous. Il y a, ailleurs, d'autres misères, tout aussi prégnantes.
Et vu de loin la misère quotidienne des autres est tellement supportable.
D'ailleurs un vieux proverbe du Cachemire ne dit il pas lui-même :"Vu de loin, même le poivre noir
devient suave, à portée de main, le sucre devient amer".
Faudrait-il décidément donner raison à Paul de Saint Victor qui croyait
"qu'entre l'esprit européen et celui de l'Inde, se dressent cent
millions de dieux monstrueux" ? Serions-nous insensibles à ce point
?" S'ils ont jamais existé, en cet instant oublions ces dieux là.
Face à
l'indifférence des plus égoïstes qui, abusant de notre faiblesse voudraient
nous persuader que cela ne nous concerne pas. Que nous ne pourrions pas panser
toutes les plaies du monde. …Rappelons au contraire l'apologue du
"prisonnier" de Rabindranath Tagore – lui
qui fut le premier écrivain d'Asie à recevoir le prix Nobel de littérature qui,
certes était né dans le Bengale occidental, mais qui lui aussi avait connu les
affres d'une partition dès 1906, parce qu'il exprime tout à la fois la poésie
et la philosophie comme l'immense fraternité du sous continent indien et
au-delà la sagesse universelle.
Oui, ce prisonnier du Gitanjali, - que nous
nous ne connaissons, nous Français, que dans la traduction d'André Gide, sous
le titre de l'Offrande Lyrique - qui
sans le savoir, avait lui-même patiemment et obstinément forgé ce qui devait
constituer ses propres liens :
Ce prisonnier qui, lorsque le sage lui demande : "Prisonnier, dis moi qui t'a enchaîné ?" répond, les yeux
enfin dessillés :
" Ce fût moi qui
forgeai cette chaîne avec tout mon soin. Je pensais que mon pouvoir invincible
maintiendrait tout le monde captif, en me laissant dans une imperturbable
liberté " Lorsque le travail fut achevé et qu'il ne manqua plus un anneau
dans la chaîne imbrisable, c'est finalement moi qui
me trouvais saisi. "
Il y a
pourtant encore des odeurs de paradis à Srinagar. De son bureau sur les quais
de la vieille ville, depuis son balcon de bois aux vantaux sculptés, Parvez Imroz aurait pu n'avoir à contempler que la rivière Jelhum, l' Hydaspe d'Alexandre le
Grand, à l'orée du pont Amera Kadar, et au loin, le
sommet le plus haut que l'on puisse voir du Cachemire, le Nanga
Parbat qui veille du haut de ses 7980 m.
Mais depuis
ce bureau, Parvez Imroz ne voit plus que les deux
enfers qui s'étalent désormais sous ses yeux : à deux pas, comme pour le
narguer, les bunkers de l'armée indienne avec ses sacs de sable, ses soldats
camouflés derrière les filets anti grenades, leurs patrouilles incessantes qui
viennent rappeler à tout instant que la ville est en état de siège et peut être
encore plus près, indécelables, les caches des indépendantistes armés, tapis
dans l'ombre et prêts, eux aussi, à mener leurs entreprises de terreur et de
mort au milieu des échoppes aux odeurs de safran. Mais comme le dit un proverbe
ancien du Cachemire : "un âne ne connaît pas la valeur du
safran" !
Entre les deux, Parvez a refusé de choisir et
ne choisira pas. Il est demeuré d'une parfaite neutralité. Les affrontements
des Etats meurtriers ne l'intéressent guère. Les habitants sont pris en otages.
Et ce sont les civils qui disparaissent et qui meurent. C'est le sort des êtres
massacrés qui l'inquiète.
Combien, on
ne sait exactement ? Inlassablement depuis plus d'une décennie, Parvez Imroz en a tenu la tragique comptabilité. De 35 000
à 50 000 morts, peut être 80 000 depuis le début de l'insurrection, lancée par
les indépendantistes en 1989, et 8 à 10 000 disparus, des exactions en tout
genre.
Parvez Imroz est un infatigable comptable des
exactions de tous bords. Quand il ne plaide pas à la cour de Srinagar, il
enregistre toutes sortes de plaintes, les enlèvements, les disparitions, les
viols, les intimidations, les séjours arbitraires dans la prison centrale.. Au gré des ans, la liste de Parvez
s'est allongée chaque jour.
Lui,
l'absent, a décidé de créer, en 1994, une association pour rechercher et
rassembler les parents de personnes disparues et mener que la vérité soit
connue et que les responsables soient traduits en justice. Oui des
"personnes disparues", au risque d'être pléonastique.
"Personne", ce mot qui, – mystère ou cruauté de la langue française -
veut en même temps dire "Quelqu’un" et… "Pas quelqu’un". Y
a-t-il une meilleure manière de dire que l'on lutte pour ceux à qui l'on refuse
une humaine condition ? Qu'il s'agit d'un combat sur une terre où l'homme est
absent ? Personne. La disparition, une insupportable absence, un deuil
impossible.
Pour les
autorités, les défenseurs des Droits de l’Homme ne peuvent être qu'une branche
de l’opposition armée et ils deviennent eux-mêmes des cibles potentielles. Pour
ce combat Parvez Imroz, lui le "soldat du
droit" au cœur de la bataille, a du
accepter de courir le risque de sa propre suppression physique. Par deux fois
il y a échappé. En 1995 alors qu'il est le secrétaire de la section de Srinagar
de l'Union de Peuple pour les libertés civiques, des inconnus supposés membres
d’un groupe d’opposition armée tentent de l’abattre. Percé de balles dans le
haut du dos et du poumon gauche, il devra être transféré à un hôpital à Delhi. En
2005, le 30 avril, il se déroba au dernier moment à un messager nocturne de la
mort qui lui était envoyé.
Son
entourage, des confrères proches, furent moins heureux. En 1992, un de ses
collaborateurs est tué par des inconnus. Le 8 mars 1996, Parvez
Imroz prenait le thé avec un autre avocat près la Cour grand spécialistes des
droits humains, Jalil Andrabi.
Quelques heures plus tard, Andrabi était enlevé par
une unité des forces paramilitaires indiennes. Lui &aussi, il a disparu.
Dix-neuf jours plus tard, le cadavre de Jalil Andrabi, notre confrère, a été retrouvée flottant les eaux
du Jelhum, qui coule aux pieds du cabinet de Parvez Imroz. La Haute Cour de Jammu-et-Cachemire a bien
identifié le responsable de la mort de l’avocat, en la personne d'un commandant
de l’armée en poste au Camp Rawalpora, mais il n'y a
eu aucune poursuite : les représentants des autorités militaires ont opposé que
le homme ne servait plus dans l’armée mais aussi qu'il ne s’était pas rendu
coupable de cette infraction dans l’exercice de ses fonctions. Deux prétextes
pour un même déni.
Et
aujourd'hui c'est l'anéantissement par le confinement que l'on voudrait imposer
à Parvez Imroz. Parvez
Imroz est un juste, Et c'est pourquoi on le persécute.
Au
Cachemire, il existe un vieux proverbe qui, librement traduit, dit ceci:
"Aussi longtemps qu'il y aura des forêts, il y aura à manger."
En cet
instant, il est prés de dix heures à Srinagar. C'est l'heure à laquelle Parvez Imroz s'apprête à quitter son cabinet après une
journée de travail sur les rives du fleuve Jelhum, où
il y a quelques deux mille trois cents ans et plus, Alexandre après avoir
franchi l'Indus, vainquit le roi indien Poros et sa
cavalerie de 200 éléphants. Il va refermer ses volets sculptés en bois de
santal. Et il pense à nous qui parlons de lui.
Il a tout
au long du jour étudié et préparé ses recours pour ces personnes que l'on ne
reverra jamais. Il sait bien que chacun d'entre eux ou presque est à l'échec
voué puisque l'impunité est au Cachemire assurée.
Peut être
médite-t-il, ce soir, sur la vanité des entreprises humaines, notamment celles
de l'avocat, toujours recommencées ? Ou se remémore t'il Rabindranath
Tagore, encore lui, non plus celui de l'Offrande lyrique, mais celui de la
Corbeille de fruits :
" Tu m'as placé
parmi les vaincus.
Je sais qu'il ne
m'appartient ni de vaincre, ni de sortir de la lutte.
Je plongerai dans
l'abîme quitte à en toucher le fond.
Je jouerai le jeu de ma
défaite.
Je jouerai tout ce que
je possède et quand j'aurai tout perdu, je jouerai jusqu'à mon être même et
peut-être alors aurai-je tout reconquis, à travers mon total dépouillement.
Mais,
ailleurs, c'est Tagore, qui dit encore :
"Qu'elle absence contemple tu ? Ne sens tu pas
un frémissement traverser l'air, avec le chant lointain qui monte …"
Absence
: Se dit d'une personne ou d'une chose qui ne se trouve pas où l'on
voudrait qu'elle soit.
Nous ne
contemplons aucune absence. Un frémissement nous transperce. Un chant lointain
se rapproche : Parvez Imroz est vainqueur. Et nul ne
pourra jamais l'empêcher d'être et de paraître, ici ou ailleurs. Paul de Saint
Victor avait, cette fois ci, bien raison : «
Le monde n’est pas assez large pour contenir la mémoire d’un héros ".
Le
gouvernement indien a décidément doublement échoué dans son entreprise :
Parvez va recevoir son prix.
Et, Mes
Chers Amis,
Parvez Imroz est bien présent ce soir parmi
nous.
Bertrand
FAVREAU
Bordeaux ENM
13 octobre 2006
Discours
de Mr Parvez IMROZ
(en cours d'installation)