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HOMMAGE A NELSON MANDELA
Prix Ludovic-Trarieux
1985
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Il luttait contre "la violation la plus abominable des droits de l'homme, celle du
racisme. Il luttait contre le rejet, la négation de l'autre"
Bertrand Favreau, bâtonnier de
Bordeaux en 1985.
Le
Jury du Prix "Ludovic Trarieux", réuni le
29 mars 1985, a procédé à la désignation du lauréat du Premier Prix
International des Droits de l’Homme " Ludovic-Trarieux ".
Au premier tour de scrutin ont obtenu :
Nelson
Mandela (Afrique du Sud) : 8 voix
Adanan Arabi (Syrie) : 1 voix
Abdelrrahim Berrada (Maroc) :1 voix
Lukanienko (URSS) : 1 voix.
Le "Prix Ludovic-Trarieux
1985" a été attribué à
NELSON MANDELA (Afrique du Sud)
Le
Jury du 1er Prix Ludovic Trarieux 1985
était composé de :
Jacques
Chaban-Delmas, Ancien Premier Ministre, Maire de Bordeaux,
Bertrand
Favreau, Président de l’IDHBB,
Adolphe
Touffait, Juge à la Cour de Justice des Communautés
européennes
Louis-Edmond
Pettiti, Juge à la Cour européenne des Droits de
l’Homme
Yves
Jouffa, Président de la Ligue française pour la
défense des Droits de l’Homme et du Citoyen,
ainsi que de MM. Bernard Jouanneau,
Marc Agi, R.L. Larnaudie, Bernard Stasi, Bernard
Langlois et Jean Lacouture.
Le
réglement du Prix exige pour son attribution que le
lauréat accepte le Prix et qu'il le recoive lui-même
lors de la cérémonie de remise ou, s'il en est empêché, qu'il soit reçu par un
membre de sa famille ou un mandataire qu’il a specialement
désigné. C’est pourquoi, la princesse Zenani Mandela Dlamini est venue du Swaziland pour accepter le Prix
Ludovic Trarieux au nom de son père.
27 AVRIL 1985 : La REMISE
DU PREMIER PRIX LUDOVIC-TRARIEUX
EXTRAITS DU DISCOURS DE M.
BERTRAND FAVREAU,
PRESIDENT DE L’INSTITUT DES
DROITS DE L’HOMME DU BARREAU DE BORDEAUX
" [...]
Car s’il est des pays où l’action peut succéder à la parole c’est uniquement
pour tenter de conquérir ce droit que nous revendiquons comme un droit
intangible de l’homme libre.
Il est des rêves
politiques sur lesquels ne veillent pas les miradors et que ne ceignent pas les
barbelés. Aucune fatalité ne les gouverne. En leur sein ne s'enfle, comme porté
par une sève nourricière, que le désir de liberté.
C'est le sens du
combat de celui que nous honorons tout particulièrement ce soir.
Quand dans un
pays, de nos jours, quatre millions d'individus dont nous respectons au
demeurant les droits parce que, disait Jefferson, "la minorité possède
des droits égaux, également protégés par la loi, et les violer serait
faire œuvre d'oppresseur", quand quatre millions d'individus dénient
le droit à la parole dans toutes ses manifestations à vingt millions d'hommes
et plus, parce qu'ils ont la peau noire ou "soi-disant colorée",
quand quatre millions d'individus participent seuls à l'élaboration des lois,
faites exclusivement à leur profit, mais pire encore, presque exclusivement
contre les vingt millions d'autres qui n'ont pas le droit de participer à leur
vote, alors là, nous serions tentés de dire qu'il est temps d'en finir avec le
discours et qu'il convient de passer à l'action.
Sans doute, las
nous aussi des discours, conférences et colloques, avons-nous pensé, à notre
échelle, que la défense des droits de l'homme devait mériter davantage. Qu'il
fallait recommencer, comme aux temps archaïques des Eupatrides triomphants, le
combat pour ceux qui en sont à l'époque où l'on attend encore Solon. Car ce
combat, d'autres que ceux de nos références antiques le mènent parce qu'ils
sont considérés comme "dépourvus de langage". Comme les
esclaves aristotéliciens, ils veulent conquérir le droit à la parole.
Telle est la
signification du prix que le jury, qui m'a fait l'honneur de m'accepter pour
Président, a décerné à un avocat sud-africain : M. Nelson Mandela. Il l'a fait
au terme d'une admirable délibération avec conscience et rigueur, pleinement
éclairé de toutes les implications de son choix. C'est ce qui donne toute sa
signification à ce verdict.
Pourquoi Nelson
Mandela ? Parce que Sud-africain, sans doute. Parce qu'Avocat, plus encore.
Pour nous,
depuis longtemps, être Avocat, c'est parfois une vocation. C'est sans doute
avoir obtenu l'indispensable viatique universitaire. C'est peut-être aussi et
surtout, un supplément d'âme. Mais, pour lui, Nelson Mandela, fils de roi, né à
Umtata, entre Durban et East London, élevé au sein des rites et des rythmes
égalitaires de la tribu de Tembu, où les anciens
racontaient "les histoires du bon vieux temps, avant l'arrivée de l'homme
blanc", n’était-ce pas, à l'échelle de la destinée, une toute autre
aventure ?
Lorsqu'il
retrouve, à seize ans, Olivier Tambo au Fort Hare University College, il a vu sa
jeunesse bercée du récit de l'époque où "le peuple vivait en paix sous le
règne démocratique des rois, et pouvait se déplacer librement et sans crainte à
travers le pays". Lorsqu'il choisit de poursuivre ses études de droit, il
doit s'inscrire dans la seule Université d'Afrique du Sud où les Noirs sont
alors admis.
Déjà, il s'est
prêté à lui-même un serment intangible qu'il livrera plus tard à ses juges : "Je
me jurais alors, que parmi tous les trésors à attendre de la vie,
je choisirais de servir mon peuple et d'apporter mon humble contribution
à sa lutte pour la liberté ". Dès lors que son combat pour la
liberté passait par les arcanes du droit, comment son destin n'aurait-il pas
été tracé ?
Lauréat de la
Faculté de Droit, stagiaire dès 1942 dans un cabinet d'avocats blancs, il
allait être le premier avocat noir d'Afrique du Sud et créer son propre cabinet
avec son associé, qui deviendrait un frère de lutte Olivier Tambo.
Or, la vie du
premier avocat noir de Johannesburg dans les années 45, qu'était-ce ? La
confrontation quotidienne avec les avatars impitoyables de la ségrégation
raciale, dans son aspect mesquin comme dans sa rigueur législative. Mais plus
encore, pour lui, fut-elle avivée par la solitude dans un monde judiciaire
exclusivement blanc où il n'était que toléré bien que ses qualités
intellectuelles remarquables ne fussent pas en cause.
Il faut entendre
Mandela le raconter! La vie quotidienne du cabinet ne l'obligeait-elle pas à
dicter son courrier à des secrétaires qui, en ces temps, ne pouvaient être que
blanches ? Lorsqu'il accomplissait cette tâche usuelle, et que par hasard un
client blanc venait à entrer dans le bureau, il voyait alors la secrétaire se
lever, abandonner plume et carnet, se soustraire à la dictée pour cacher son
embarras. Plus encore, comme pour se prouver qu'un Noir ne pouvait être son
employeur, elle fouillait hâtivement dans son sac à main pour en retirer
quelques pièces de monnaie et les tendre à son patron, accompagnées de cette
injonction : "Nelson, s'il vous plaît, allez me chercher du
shampooing ! "
Au-delà du
manque de considération des juges, toujours blancs, plus rigoureuses étaient
les mesures qui entravaient son exercice professionnel. Il dira : "J'ai
découvert qu'à l'inverse d'un avocat blanc, je ne pouvais occuper des locaux
professionnels en ville, à moins d'avoir obtenu l’autorisation du Gouvernement.
... je sollicitais donc cette autorisation mais on ne me
l'accorda jamais".
Pourtant à force
d'obstination, Nelson Mandela parvenait à arracher, non pas une autorisation,
au moins des dérogations temporaires pour lui comme pour Olivier Tambo. Lorsqu'elles vinrent à expiration, elles ne furent
pas renouvelées. Mandela comme Tambo, étaient invités
à quitter la ville et à aller exercer dans une réserve pour Noirs dans le
bantoustan correspondant à leur ethnie. Ou, comme il le dira, "dans un
coin perdu, beaucoup trop loin pour que nos clients puissent venir nous
consulter". Le commentaire amer qui s'ensuit n'est pas sans influer sur la
fermeté de sa détermination. Il dit : "Autant nous demander de cesser
notre métier, de cesser de rendre service à nos compatriotes, et de
perdre le bénéfice de toutes nos années d'études. Aucun avocat digne de
ce nom n’y aurait consenti de gaieté de cœur".
" Aucun
avocat digne de ce nom... " Or, Mandela, comment ne l'aurions-nous
pas déjà compris, était un avocat digne de ce nom : sa vocation déterminait ses
engagements. C'était un problème de conscience : "La vie d'un Africain
de ce pays est continuellement déchirée par un conflit entre sa conscience
et la loi... Ce n'est d'ailleurs point particulier à ce pays. C'est ce
qui arrive à tous les hommes de conscience ".
Comment Mandela
n'aurait-il pas rencontré le conflit ontologique pour un juriste, serviteur
respectueux de la loi par nature, entre sa volonté de liberté et des lois
promulguées par et pour une minorité pour empêcher la majorité de faire
entendre sa voix. Mandela se retrouvait seul devant la loi.
" Vor dem Gesetz steht
ein Türhüter" rapporte
un passage en forme d'apologue du dialogue herméneutique entre le Prêtre et
K... au chapitre "À la Cathédrale" du Procès. Devant la Loi...
"Devant la Loi, se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne
se présente et demande à entrer dans la Loi. Mais le gardien dit que pour
l'instant il ne peut accorder l'entrée ".
Relisons ce
passage, gardons le présent à l'esprit. L’homme de la campagne de Kafka ne
s'attendait pas à de telles difficultés. Il ne s'attendait pas davantage à la
présence de gardiens successifs des portes de la Loi, à la carrure chaque fois
plus impressionnante. La Loi ne doit-elle pas être accessible à tous et
toujours ? Pourtant, il acceptait naïvement d'attendre jusqu'à ce qu'on lui
accorde la permission d'entrer.
On connaît la
fin de l'histoire. L'homme attendit des jours et des années. Il vieillit et
s'étiola. Puis au moment de s'affaisser devant les portes de la Loi qu'il
n'avait jamais pénétrées, il eut encore assez de lucidité pour entendre le
gardien lui dire ce qu'il ne perçut plus que comme un murmure : "Ici, nul
autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n'était faite que pour toi.
Maintenant, je m'en vais et je ferme la porte ".
Chacun en fera
sa lecture. "Devant la Loi", il fallait choisir. Donc, ne pas
attendre. Pour un avocat, le choix est toujours complexe, mais peut finir par
être élémentaire.
L’alternative
est simple : tenter d'obtenir l'application la plus favorable, parce qu'elle
est la Loi, de la loi que l'on réprouve, ou combattre la loi injuste pour la
changer par une Loi meilleure, mais avec tous les risques qui s’infèrent de la
rupture.
La première
solution a connu des applications insignes. Le comble de la défense, en effet,
n'a-t-il pas été atteint en la matière par Jean-Nicolas Bouilly, avocat au
Parlement de Paris ? Hostile aux lois de la Terreur, à une époque où les
avocats et leurs Ordres étaient supprimés et les défenseurs officieux
bâillonnés, il eut tellement le souci de défendre, qu'il ne ménagea pas ses
efforts pour se faire nommer accusateur public. Et qu'il y parvint. Il pensait
qu'il ne pouvait plus sauver les accusés que dans cette nouvelle fonction.
Ce singulier
accusateur, pour l'époque, écrira plus tard dans ses mémoires :
"J'avais la jouissance de sauver les ci-devant nobles et grands
propriétaires ! "
Or, qui est-il,
Jean-Nicolas Bouilly ?
Il n'est autre
que l'auteur du livret de cette "Léonore " - première manière - que
Beethoven devait mettre en admirable musique sous le titre de Fidelio - que
j'évoquais ici même l'année dernière - et dont la morale ultime, psalmodiée par
le chœur en un hymne à la libération des prisonniers d'opinion, est : "Es
sucht der Bruder seine Brüder, Und kann
er helfen, hilft er gern" .
Mandela lui,
n'avait même pas la ressource de devenir juge pour tempérer l'application des
lois qu'il trouvait injustes. Un avocat noir n'avait pas le droit de devenir
juge.
" Devant
la Loi... "
Déjà Saint Thomas d'Aquin avait répondu. Déjà, Montesquieu avait écrit : "Une
chose n'est pas juste parce queue est Loi, mais elle doit être Loi
parce queue est juste ". Devant la Loi, Mandela, lui, choisit : il
serait contre. " Je considérais alors, que ce n'était pas
seulement mon peuple, mais aussi ma profession de juriste, et la justice
envers toute l'humanité, qui m'imposaient pour devoir de protester
contre cette discrimination fondamentalement injuste et qui entre en contradiction
avec la conception de la justice enseignée dans nos universités".
Dès 1944, comme
tous les jeunes intellectuels africains, épris de liberté et de non violence, il était membre de l'African
National Congress, fondé par Albert Luthuli en 1912,
sur les principes que Ghandi prônait en faveur des
indiens d'Afrique du Sud, juste avant son départ de ce pays en 1914, pour la
destinée que l'on sait.
Mandela fut tout
naturellement à la tête de la "Campagne de défi" à l'encontre des
lois injustes. Il en fut même le "volontaire en chef national",
organisant les actes d'insoumission à l'encontre de six lois d'apartheid
différentes. La réponse ne tarda pas : le Gouvernement institua la peine du
fouet, applicable même aux femmes, aux condamnés pour infraction de défi.
Nelson Mandela fut déféré devant les Tribunaux, sur le fondement de la loi de
suppression du communisme. Condamné à neuf mois de prison avec sursis, il eut
cependant la satisfaction de noter que l'écho de sa plaidoirie pour lui-même se
retrouvait dans la motivation de la décision, puisque le juge Rumpff y déclarait "que les faits reprochés n'avaient
rien à voir avec le communisme"...
Il ne s'agissait
là, pourtant, que des prolégomènes. La peine était trop légère. Ce que l'on
voulait contre lui c'était la peine la plus infamante : la sanction de ses
pairs.
En 1953, la
Transvaal Law Society demandait à la Cour Suprême sa radiation du barreau en raison
du rôle qu'il avait joué dans la campagne de défi contre les lois injustes
considéré comme incompatible avec les devoirs d'un membre honorable du barreau.
En vain. La Cour Suprême - et c'est son honneur - affirma que son activité
n'était point contraire aux règles de conduite qu'on était en droit d'attendre
d'un membre d'une honorable corporation, et qu'il n'avait pas outrepassé ses
droits car il n'était en rien déshonorant pour un avocat de s'identifier à son
peuple luttant pour l'obtention des droits politiques, "même si ses
activités devaient violer les lois du pays".
Mandela était et
resterait avocat. Plus encore, désormais sa vocation allait être comme
magnifiée. Son destin voulait qu'il ait un client principal à défendre :
lui-même. L’ironie du sort faisait qu'il allait exercer son métier autant en
qualité d'accusé que d'avocat.
Mais lui savait
alors, comme des millions d'hommes et de femmes noirs, qu'aucun cabinet au
monde ne pouvait se targuer d'une clientèle aussi nombreuse que celle qu'il appelait
"son peuple". Et au-delà, qu'il était saisi par une cliente beaucoup
plus exigeante encore : la liberté.
"La loi
me voulait coupable, non pas à cause de ce que j'avais fait, mais à cause des idées que je
défendais Dans ces conditions, qui s'étonnerait qu'un homme devienne
vite un hors-la-loi ? "
Dès lors, les
événements se précipitent, les échéances se profilent. 1956: procès de
trahison. Il dure cinq ans pendant lesquels Mandela passe ses journées devant
le tribunal comme accusé avec cent cinquante-six nationalistes africains, parmi
lesquels Albert Luthuli, et ses soirées à son cabinet comme avocat. Lorsque les
avocats des accusés ne purent plus assurer leur défense, Mandela prit celle des
autres et de lui-même.
Le procès devait
tourner à la confusion des accusateurs. Le verdict prononçant l'acquittement
général des accusés interviendra dans le trouble. Un événement plus grave a
stupéfié le monde.
Le 21 mars 1960,
à Sharpeville, dans le Sud du Transvaal, la Police tirait sept cents fois sur
des hommes et des femmes sans armes qui protestaient contre la soumission au
"pass", ce laissez-passer qui entrave la
liberté de circulation et qu'ils étaient obligés de porter en permanence sur
eux, sous peine d'amende, parce qu'ils étaient noirs.
Il y aura
soixante-neuf Africains tués, cent soixante-dix-huit blessés parmi les
manifestants. Cette fois là, la Police ne parla pas
de légitime défense : cent cinquante-cinq des victimes avaient été frappées
dans le dos.
Quelques jours
plus tard, alors que le bilan exact des morts n'est pas encore établi, l'African National Congress devient
une organisation interdite. Mandela est condamné à la clandestinité. Il doit
abandonner sa profession, mais il reste avocat : la lutte pour des lois justes
continue : "Cela n'a pas été sans peine que je me suis
séparé de ma femme et de mes enfants, que j'ai renoncé à la joie
de retrouver ma famille autour d'une table à la fin d'une journée de
travail à mon cabinet, que j'ai choisi de devenir un homme
continuellement traqué par la police, vivant dans mon propre pays loin
des êtres qui me sont chers, et devant affronter continuellement les
hasards des poursuites et des arrestations".
Arrêté, il le
sera, après dix-sept mois de clandestinité. C'est le 5 août 1962. Il a
quarante-quatre ans. Il n'a plus connu la liberté depuis. Ses filles, encore
enfants, n'auront jamais le souvenir d'un père libre.
Pourtant, il
n'en est pas fini de Mandela. Après deux échecs judiciaires, il faudra encore
s'y reprendre à deux fois pour tenter de l'anéantir.
Deux procès vont
se succéder. Dialogue de l'impossible. Dialectique kafkaïenne exprimée par
l'apostrophe déjà lue dans le Procès : "tu vois ça... il reconnaît
qu'il ignore la loi et il affirme en même temps qu'il n'est pas coupable".
Mandela lui,
n'ignorait pas la loi, il la contestait. Il n'invoquait même pas les lois non
écrites. Il n'en appelait qu'aux lois en vigueur dans toutes les démocraties du
monde. "Nous croyons, selon les termes de la Déclaration Universelle
des droits de l'homme que l'autorité du Gouvernement doit être fondée
sur la volonté du peuple".
Contre lui, les
accusations terrifiantes : communisme - encore ! - terrorisme. Le raisonnement
juridique obéissait le plus souvent aux syllogismes de l'irrationnel : le
communiste est pour la loi "celui qui cherche à provoquer le changement
politique par des actions illégales". Mandela conteste l'ordre politique
actuel, donc il est communiste. Ou encore : la loi définit le terrorisme comme
"toute activité susceptible de compromettre le maintien de l'ordre
public". Par son action, Mandela en appelle au trouble de l'ordre public,
il est donc un terroriste.
Lors du Procès
de Pretoria du 22 octobre au 7 novembre 1962, il est condamné à cinq années de
travaux forcés pour avoir quitté l'Afrique du Sud sans être muni d'un passeport
en règle et pour avoir incité les travailleurs africains à faire grève en mars
1961. Sans doute, la peine était-elle trop légère pour celui qui devenait
chaque jour davantage le mythe vivant du peuple africain. Au soir du verdict au
sortir de la vieille synagogue transformée en salle d'audience, la foule
massée, malgré les interdictions policières, est venue lui crier : " Tshotsholoza Mandela ! " -Continue Mandela
! –
Nul doute qu'il
continuerait, cinq ans plus tard lorsqu'il sortirait. Mais Mandela ne doit plus
sortir. Aussi, lorsqu'en octobre 1963, un an après sa condamnation, on juge les
huit accusés, arrêtés quelques mois plus tôt dans la ferme de Rivonia, allait-on extraire à nouveau Mandela de la Maison
Centrale de Pretoria où il purgeait sa peine pour l'adjoindre sur le banc des
accusés.
Une loi récente
punissait le sabotage de la peine de mort. Et, il est vrai que l'ANC d'après
Sharpeville, par la voie de l'Umkhonto we Sizwe, "le fer de lance
de la nation", avait choisi d'entrer dans la voie du sabotage après
cinquante années de non-violence militante. Albert Luthuli avait reçu le prix
Nobel de la Paix mais on tirait sur les noirs dans les homelands. Encore ne
s'agissait-il que de sabotage, et non de terrorisme ou de guérilla. Mandela
tenait à souligner la distinction, lui qui, détenu depuis quinze mois, n'a ni
poudre ni sang sur les mains et qui va poursuivre lors de ce nouveau procès son
rôle d'accusé-défenseur.
Sabotage, pour
ne pas attenter aux vies humaines, pour empêcher ce qui se dessine dans une
partie de la population noire : le spectre de la guerre civile. Pour éviter le
bain de sang, dont tous les orages d'Afrique ne pourraient laver le sol de la
Patrie, comme l'orage de Sharpeville avait, un soir de mars, lavé le
terre-plein sanglant devant le commissariat : "Nous voulions une
république démocratique ou soient représentés tous les Sud-africains, où ils
puissent jouir de droits égaux, où Africains et non-Africains aient la
possibilité de vivre en paix, partageant une nationalité commune et une
commune loyauté envers ce pays où nous sommes nés".
Utopique
dira-t-on ! Dans la complexité indéniable d'une société multiraciale aussi bien
que pluri-ethnique, comment croire à ce régime
harmonieux ? Utopie aussi alors que de croire en la non-violence, que de
condamner le discours toujours vain, mais "l'utopie", n'est-ce pas,
après tout, comme le définissait Malraux "pour chacun, la forme de
l'espoir de ses adversaires".
Après un procès
de sept mois, le verdict pourtant ne sera pas la mort mais la réclusion
perpétuelle. Seule l'émotion soulevée dans le monde par le procès a permis aux
accusés d'échapper au châtiment suprême. Même l'Assemblée Générale des Nations
Unies a émis une protestation et lancé un appel à la clémence. Par cent six
voix contre une. Celle de l'Afrique du Sud. Sur les banderoles déployées à la
sortie du Tribunal, ultime vision, les condamnés peuvent lire : "Vous ne
subirez pas votre peine tant que nous vivrons".
Transféré au
Cap, Nelson Mandela était conduit dans l'île de Robben,
le pénitencier des politiques. L'île qui jadis abritait une léproserie et qui
semblait ainsi vouée à recevoir ceux qui pour le régime de l'Apartheid n'ont
pas la peau comme les autres.
Pour ceux qui
douteraient que Mandela ne fût avocat jusqu'au bout, ses plaidoiries témoignent
pour lui. Puissantes, d'une seule coulée, mues par une dialectique rigoureuse
et contenant tout à la fois l'histoire de l'ANC, le réquisitoire le plus
accablant contre la ségrégation en même temps qu'un plaidoyer en faveur de la
fraternité des races. Elles restent des morceaux admirables et parfois
déchirants. Imprimées, brochées, traduites en toutes les langues, elles
devaient faire le tour du monde. Sur la couverture, elles portaient un simple
titre : l'Apartbeid.
De son île, par
sa seule existence, Mandela allait continuer de défier le pouvoir en place. Il
allait devenir le prisonnier le plus encombrant qu'un régime ait jamais connu.
Janvier 1985.
Après vingt-trois ans de détention, le slogan : "Libérez Mandela"
reste toujours aussi séditieux et durement réprimé. Mandela reste un danger
intellectuel pour les autres prisonniers politiques et on l'a transféré depuis
1982 dans le pénitencier de haute sécurité de Pollsmoor.
Plus de vingt ans après, en gage à l'opinion mondiale, on lui propose de
troquer sa nouvelle prison contre une assignation à résidence dans son
bantoustan du Transkei et surtout l'abjuration signée de son militantisme et de
son combat. Sans doute, ceux qui le proposaient, ignoraient-ils qu'une loi
d'airain de la politique impliquait qu'un régime fondé sur le racisme ne
pouvait être au pouvoir et, en même temps, Mandela en liberté. Ils ignoraient
aussi le corollaire qui en était simple : Mandela ne pouvait accepter d'être
libre, si "son" peuple restait dans les fers.
Or, en 1985,
tout était différent et pourtant rien n'avait changé. Albert Luthuli était
mort, assigné à résidence, persécuté dans ses droits. Vingt ans après lui,
Desmond Tutu avait reçu le prix Nobel de la Paix, deuxième prix Nobel contre
l'Apartheid, mais le régime prônant le développement séparé était toujours en
place et les Noirs dépourvus de droit politique. Olivier Tambo
était Président en exil de l'ANC dont on pendait toujours les militants. Et
dans les rues de Soweto ou de Langa, la police tirait
toujours sur des Noirs sans armes.
Dès lors, la
réponse de Mandela était dictée : il resterait détenu. Qu'importent les années
de prison et le sordide marché proposé par ses tortionnaires ! Ils ne sont que
des geôliers. Lui, appartient déjà à l'Histoire.
Il a reçu les
plus hauts et les plus solennels hommages. Dans le monde entier, des rues, des
places portent son nom. Docteur honoris causa de nombreuses universités
américaines ou britanniques, citoyen d'honneur de Glasgow et de Rome, couvert
de distinctions et de prix, Nelson Mandela n'a pourtant jamais été célébré pour
ce qu'il est avant tout jusqu'au plus profond de lui-même : un avocat. Et
pourtant, qui fut plus avocat que lui ? [...] "
*
Extraits du discours prononcé le 27 avril 1985, dans la salle des Pas-Perdus du
Palais de justice de Bordeaux. Le texte intégral des discours de la cérémonie
de remise du prix a été publié en français dans le Bulletin du Bâtonnier du
Barreau de Bordeaux d’Avril 1985 ainsi que dans l’ouvrage " Derrière
la Cause isolée d’un homme ", Editions de la Presqu’île, 1995 et en
anglais dans " International Rewiew of Contemporary Law ", Brussels, 1985-1.
27
avril 1985, le bâtonnier Bertrand Favreau remettait à Bordeaux le Premier Prix International des
droits de l’homme Ludovic-Trarieux, a créé un an plus tôt, à Zenani
Mandela, venue pour le recevoir au nom de son père emprisonné, encore pour plus
de cinq années en Afrique du Sud. C’était alors le premier prix qui lui était
décerné en France et le premier dans le monde par des confrères avocats.
DISCOURS DE REMERCIEMENT
PRONONCÉ PAR
ZENANI MANDELA DLAMINI
AU NOM DE SON PERE NELSON
MANDELA
LORS DE LA REMISE DU PREMIER
PRIX INTERNATIONAL DES DROITS DE L'HOMME
"LUDOVIC TRARIEUX"
|
" Je
suis profondément consciente de n'être ici cette après-midi que le
porte-parole de mon père. Mon père que vous honorez aujourd'hui se languit en
prison où il purge sa deuxième ou troisième condamnation à perpétuité. Ma
mère mène une vie solitaire dans des conditions précaires d'exil. Ma soeur, qui parle le français couramment n'a jamais pu
obtenir un passeport. En ce qui concerne mon père, ses partisans n'ont jamais
eu la possibilité de voter pour lui, mais des études ont montré récemment que
78% de la population noire d'Afrique du Sud le considère comme leur chef. Ma soeur et moi-même étions encore enfants lorsque mon père
est allé en prison et jusqu'à l'âge de 16 ans, ni l'une ni l'autre n'a pu le
voir. Même alors
nous ne pouvions le voir que derrière une vitre. Ce n'est que depuis ces
derniers 18 mois qu'il a pu nous tenir dans ses bras. Pendant
toutes ces dernières années, ma mère a fait le long trajet qui mène au Cap
pour profiter de trente visites de 40 minutes par an auxquelles elle a droit. Ma mère qui
n'a jamais été reconnue coupable d'aucun délit vit en exil. Telle est la loi. |
|
Ses conditions d'exil sont telles qu'elle ne peut sortir que
pendant la journée et doit rester enfermée les nuits et le week-end.
Le jugement d'exil comporte un certain nombre de conditions
restrictives et ce n'est que grâce à leur courage surhumain que ma mère et mon
père non seulement survivent mais ne gardent aucune rancune à l'égard de leurs
oppresseurs.
La raison invoquée à l'exil de ma mère est qu'elle est
susceptible de mettre en danger la sécurité de l'état et les éléments sur
lesquels le gouvernement fonde la condamnation à l'exil ne peuvent, je cite
"être divulgués au public ".
Mes parents remercient le peuple français de ne pas avoir
cautionné la politique du Président d'Afrique du Sud mais regrettent que
certaines personnes ne voient que le côté matériel des choses comme c'est le
cas pour le rugby.
Le symbole d'un joueur noir dans une équipe de rugby d'Afrique
du Sud ne signifie pas qu'il est intégré.
Au niveau national, le racisme dans le sport demeure chose
courante.
Les investisseurs français, attirés par des profits mirifiques,
se soucient peu de moralité. Les investissements étrangers en Afrique du Sud ne
font que renforcer l'apartheid.
Le gouvernement de l'Afrique du Sud a depuis des années mené et
récemment intensifié sa campagne de non-information prétendant que la situation
est complexe.
Qu'y a t-il de complexe dans
l'assassinat d'un homme de couleur par un policier blanc en présence d'autres
policiers. Le délit de cet homme est qu'il se promenait dans la rue en
compagnie d'une blanche. Le policier a été condamné à 30 rands...
Qu'y a t-il de complexe dans le fait
que certains reçoivent des contraventions de 200 rands et d'autres de 50 pour
exactement la même faute.
Qu'y a t-il de complexe lorsqu'on tire
dans le dos de manifestants pour la paix. Certains n'ayant que onze ans.
Qu'y a t-il de complexe dans le fait
que dans ce pays le pouvoir effectif demeure aux mains des blancs, que les
nantis sont blancs et les pauvres noirs.
Mon père que vous honorez aujourd'hui n'accepte pas ce prix en
tant qu'individu mais en tant que représentant du peuple opprimé d'Afrique du
Sud.
Son peuple vous remercie, vous, amis inconnus, qui vous souciez
suffisamment de l'oppression pour reconnaitre et exprimer en mots et en action
votre haine et dégoût de l'apartheid.
Le pouvoir de mon père est reconnu depuis des années par le
gouvernement de la minorité et au début de cette année, on lui a offert la
liberté.
Il a exprimé sa réponse en ces termes
Il a d'abord dit qu'il n'était pas violent.
Il a dit que ses collaborateurs et lui-même avaient écrit en
1952 au Premier Ministre Monsieur Malan afin de lui demander d'organiser une
conférence pour trouver une solution aux problèmes d'Afrique du Sud. Il n'y eut
pas de réponse.
Des années plus tard, il écrivit au Premier Ministre Monsieur Strydom. La même proposition fut faite, et à nouveau
ignorée.
Au début des années 60, quand Monsieur Verwoerd était au
pouvoir, ils demandèrent une consultation nationale afin que le peuple de
l'Etat d'Afrique du Sud décide de son avenir. Mais ce fut en vain.
Mon père demanda au Président Botha de lui prouver qu'il était
différent de ses prédécesseurs.
Il conjura Botha de renoncer à la violence.
Il le conjura de dire qu'il démantèlerait l'apartheid.
Il le conjura d'admettre le droit à l'existence de
l'organisation du peuple : The African National Congress.
Il conjura Botha de libérer tous ceux qui ont été emprisonnés,
bannis ou exilés en raison de leur opposition à l'apartheid.
Il demanda à Botha de garantir la liberté politique de telle
façon que le peuple puisse décider qui le gouvernerait.
Mon père dit qu'il chérissait sa propre liberté, mais plus
encore celle de son peuple.
Il dit que trop d'hommes étaient morts depuis qu'il était
emprisonné, que trop avaient souffert pour l'amour de la liberté.
A leurs veuves, leurs orphelins, leurs parents qui les pleurent,
il se devait de refuser une telle liberté.
Il dit qu'il n'avait pas été seul à souffrir pendant ces longues
années de solitude inutiles.
Il dit qu'il n'aimait pas moins la vie que son peuple, mais
qu'il ne pouvait pas vendre son droit à exister pas plus que le droit du peuple
à la liberté, qu'il se considérait en prison comme le représentant du peuple de
l'A.N.C. proscrite.
Il demanda ce que signifiait la liberté qu'on lui offrait alors
que l'organisation du peuple restait interdite, alors qu'on pouvait l'arrêter
pour l'absence de laisser-passer, que ma mère se trouvait en exil à Brandfori. Que signifiait cette liberté lorsqu'il devait
demander l'autorisation d'habiter dans une ville, lorsqu'il lui fallait un
tampon sur son laisser-passer pour chercher du travail, lorsque même sa
citoyenneté sud-africaine lui avait été arrachée et qu'il était considéré comme
un citoyen d'un Homeland.
Il ajouta que seul un homme libre est en position de négocier,
pas un prisonnier. Mon père dit qu'il ne pouvait et ne ferait rien tant que lui
et le peuple sud-africain ne seraient pas libres.
Sa liberté et celle de son peuple sont indissociables.
Il termina en disant qu'il reviendrait.
Je tiens à remercier en mon nom et en celui de mon père le
Barreau de Bordeaux.
Merci à la France. "
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